Les polémiques se suivent et se ressemblent dans nos microcosmes communautaires. Ainsi, la question de la place des hommes trans dans les luttes féministes se pose régulièrement, de manière conflictuelle et passionnée. Comme s’il était impossible d’y réfléchir en se décentrant de sa propre position et de ses biais de perception. Nous pensons qu’il est temps que des hommes trans se retroussent les manches et se saisissent de cette question, afin que notre parole ne soit plus instrumentalisée.
1. Quelle place pour les hommes trans dans les luttes féministes ?
Ce qui ressort de la volonté de certains hommes trans de se distancier au maximum d’une assimilation à la classe masculine, c’est cette idée qu’ils ne seront jamais comme les hommes cis. En cela, ils ont effectivement raison puisque par le simple fait d’être des hommes trans, par définition, ils ne seront jamais des hommes cis. Pour autant, cette distanciation doit-elle s’opérer systématiquement ?
- Le cas pratique de la non-mixité
La question de la non-mixité est assez révélatrice de ces questionnements. Doit-on se limiter à des non-mixités excluant uniquement les hommes cis, et par conséquent, refuser toute non-mixité qui aurait l’audace de vouloir se former uniquement entre femmes ? Réfléchir sur ce cas pratique, c’est se demander :
– À qui incombe la charge de développer des espaces non-mixtes ?
– Quel est l’objectif poursuivi par ces espaces non-mixtes ?
– Y ai-je réellement ma place en tant qu’homme trans ou s’agit-il d’une position de principe ?
On peut apporter une réponse relativement objective à ces deux premières questions : les événements en non-mixité femmes sont en toute logique proposés par des femmes, et leur objectif est généralement de créer un espace de paroles et/ou de luttes sans craindre les obstacles habituels induits par une présence masculine. Malgré l’apparente logique de ce choix politique, il suscite généralement de vives remarques : plutôt que de se dire que ces événements sont le travail de femmes souhaitant réserver leur énergie à d’autres femmes (au lieu de la consacrer aux hommes), on préfère au pire accuser ces militantes d’être des « TERF1 » au mieux leur faire remarquer qu’elles ont peut-être omis de préciser que les hommes trans étaient les bienvenus.
On notera que parmi les offusqués, peu sont ceux qui s’assurent que les organisatrices n’envisagent pas cette non-mixité femmes sans la participation des femmes trans, ni que les démarches pour inclure les femmes trans sont bien réelles et pas un vernis faussement inclusif / bienveillant. C’est ainsi qu’avant même de s’assurer que le public concerné (les femmes dans leur globalité) aura bien accès à cette ressource développée par et pour elles, on revendique une place qui serait nécessairement due aux hommes trans.
La colère s’intensifie généralement quand les organisatrices d’un évènement en non-mixité femme font valoir que cette place n’est pas « due » aux hommes trans puisque l’objectif de cette non-mixité est d’aborder des sujets sans présence masculine, et qu’à ce titre la présence d’hommes trans présente un obstacle. Or créer une non-mixité femme, c’est déjà s’assurer que le travail proposé par des femmes soit bien attribué à des femmes, mais c’est aussi s’assurer que les participantes ne devront pas faire l’économie de leur temps de parole et de formation au profit d’autres personnes que des femmes. Nombreux sont les hommes trans qui continuent de s’affirmer féministes (et l’on pourrait réfléchir à la pertinence de se définir féministe lorsque l’on tend à appartenir à la classe des hommes). Or, si on se définit féministe, cela implique nécessairement de soutenir l’auto-organisation des femmes et leurs choix politiques. Cela ne veut en aucun cas dire que la présence d’un homme trans implique des nuisances similaires à celles d’un homme cis. ll est évident que des non-mixités femmes construites uniquement sur cette approche biaisée présenteraient un angle mort sur la position sociale des hommes trans. D’un point de vue statistique comme d’un point de vue sociologique, si l’on prend en compte la transphobie et les différents obstacles que rencontrent les hommes trans, il paraît peu probable que ceux-ci représentent une menace équivalente aux hommes cis en termes de violences sexistes et d’oppressions des femmes. De même, en l’absence d’un cispassing, il paraît peu probable que ces hommes trans s’emparent des promotions professionnelles des femmes, présentent une menace dans la rue, etc.
A terme, se pose la question suivante : ai-je réellement ma place dans cet espace non-mixte en tant qu’homme trans ou est-ce une question de principe ? Ou plutôt : est-ce que je gueule parce que je pensais pouvoir tirer ressource de cet événement ou est-ce que je gueule pour la réalité qu’on me renvoie ?
Il est complexe en début de transition de se figurer une stratégie viable globale regroupant l’ensemble des « hommes trans », puisque l’assignation forcée à la classe sociale des femmes est omniprésente. A ce titre, les positions de principes qui considèrent qu’exclure un homme trans dès son coming-out est une stratégie légitime nous paraissent révéler un angle mort dans la perception du vécu transmasculin2. Toutefois, en ce qui concerne les hommes trans faisant progressivement l’acquisition d’un passing masculin, considérer que toute non-mixité femme devrait nous inclure correspond souvent à un refus de se décentrer de son expérience passée.Existe-t-il des terrains de lutte communs entre femmes et hommes trans ? Bien sûr. Nous pouvons parfaitement lutter ensemble contre les violences médicales, sur les questions de santé sexuelle, sur l’accès aux droits (CEC, luttes pour sécuriser les femmes contre les violences genrées, accès à la PMA), etc. Est-il pertinent pour un homme trans de se rendre à un atelier d’autodéfense contre le harcèlement de rue ? Rien n’est moins sûr… A moins de prétendre que l’acquisition d’un passing masculin ne modifie en rien notre expérience de l’espace public. C’est absolument faux : si nous n’avons évidemment pas construit notre rapport à l’espace public de la même manière que les hommes cis, il n’en demeure pas moins que n’étant plus perçus comme des femmes, nous ne sommes plus traités comme telles.Ceux d’entre nous dont le passing est variable feront encore l’expérience de violences dans l’espace public ; il en va de même pour ceux identifiés comme homosexuels ou comme trans. Mais dans la mesure où ces événements se poseront généralement dans d’autres contextes et seront très différents de l’expérience féminine de l’espace public, il paraît peu adéquat de se former dans des ateliers en non-mixité femmes. Ce serait risquer de prendre la place d’une femme dans un atelier pas adapté à nous, ou de prendre du temps de formation pour obtenir des réponses sur un sujet qui concerne notre expérience d’hommes trans mais pas les principales intéressées. Nos outils de lutte et de défenses appellent à l’auto-organisation.
Ainsi, seule une position nuancée sur le sujet de la non-mixité nous paraît être une stratégie durable pour développer des mouvements politiques forts. Les alliances stratégiques de circonstances ayant pour objectif de regrouper de manière juste les intérêts des femmes et ceux des hommes trans font souvent face à des discours contradictoires révélateurs du chaos idéologique autour de ce sujet.
L’un de nous se souvient notamment de l’exemple d’un projet dont il était l’instigateur :
Lorsque pour le compte d’un collectif axé sur la santé à Lyon, nous avions lancé un « mois contre la médecine misogyne », nous avions réussi l’exploit de nous faire engueuler à la fois par les défenseurs de l’inclusion systématique des hommes trans dans les espaces non mixtes féministes ET par les défenseuses de l’exclusion systématique de ces derniers. L’objectif de ce collectif était de publier des témoignages de femmes et d’hommes trans ayant été victime de violences médicales, ce choix était soutenu par le constat suivant : les hommes trans sont aussi sujets de violences de la part des médecins, mais cette violence s’inscrit souvent dans la continuité de la misogynie structurelle de la médecine.
D’un côté nous avons été attaqués sur notre position politique qualifiant la médecine occidentale de « misogyne ». Inclure la parole des hommes trans et défendre l’importance de collecter et publier des témoignages provenant aussi d’hommes trans passait ainsi au second plan.
De l’autre, nous étions attaqués pour notre inclusion des hommes trans sur un sujet qui devrait ne concerner que les femmes, alors même que nos témoignages démontraient une expérience commune sur différentes thématiques : endométriose, absence de prise au sérieux de la douleur, prescription abusive de médicaments, etc.
Ces réactions sont symptomatiques de ce qui se passe dès que l’on tente d’avoir une discussion sur la position sociale des hommes trans : on a immédiatement la tête prise entre le marteau des « pauvres victimes du patriarcat » et l’enclume des « tous pourris ». Il nous paraît alors essentiel de revenir aux bases de la non-mixité politique : il ne s’agit pas d’un espace affinitaire. Il s’agit d’un outil politique en vue de l’auto-organisation de catégories de personnes opprimées. A ce titre, des stratégies peuvent être mises en place, incluant ou non des catégories de personnes selon les problématiques traitées. Il n’existe donc aucune position de principe sur la non-mixité et chaque lutte politique demande un ajustement de la stratégie mise en place, et donc des personnes composant cette non-mixité.
2. Nuancer le discours essentialiste sur la transition
La problématique qui se pose sur la perception de la position sociale des hommes trans révèle une certaine incompréhension de la transition et des mécanismes sociaux qui y sont à l’œuvre. Le discours officiel sur la transsexualité martèle le fait que les personnes trans « ont toujours été de leur genre ». Les gagnantes de cette affirmation ce sont les personnes cis, car en affirmant cela, nous leur offrons une compréhension simpliste et confortable du fonctionnement de la transition : une personne trans, c’est une personne qui a toujours su qu’elle était assignée au mauvais genre et qui transitionne pour rattraper cela.
Le discours inverse existe tout autant et est issu notamment de courants féministes TERF. Ces mouvements transmisogynes prétendent que si on n’a pas fait l’expérience d’être une femme dès l’enfance, alors on ne pourra jamais être femme. Les TERF considèrent que les femmes trans sont des agentes du patriarcat ; niant les violences auxquelles elles sont soumises ; et les hommes trans des traîtres à leur classe qui transitionnent parce qu’ils ne supportent pas le vécu de femmes (plutôt que de combattre le patriarcat). Là encore ce discours est une aubaine pour les personnes cis car il leur permet de ne pas se questionner sur leur transphobie en prétendant que la transsexualité n’a pas lieu d’être.
En pratique, on trouve de tout dans les parcours trans, et il est assez compliqué pour beaucoup d’entre nous d’affirmer que nous savons « depuis toujours », nos souvenirs étant analysés rétrospectivement avec l’œil d’une personne ayant décidé de transitionner… Qui plus est, la récurrence de ce discours sur la certitude d’être trans est l’un des éléments qui maintient des personnes trans au placard, créant en elles un doute sur la pertinence de réaliser une transition.
Cette vision de la transsexualité a également tendance à présenter la transition comme quelque chose de linéaire : ainsi transitionner de la classe sociale des hommes à la classe sociale des femmes serait équivalent à transitionner de la classe sociale des femmes à la classe sociale des hommes. Pourtant on admet, en tout cas dans les milieux féministes, que la situation sociale de la classe des hommes est meilleure que celle de la classe des femmes. En réalité, on devrait plutôt envisager la transition de genre comme n’importe quelle situation de transfuge de classe : un axe vertical3. En effet quand on imagine un changement de classe sociale, on ne le voit pas comme quelque chose de linéaire, car il est évident qu’il est plus confortable d’être bourgeois que prolétaire. Si on décalque la question de genre sur le thème de la question de classe, on peut imaginer le découpage suivant : la classe des hommes correspondrait à la bourgeoisie et la classe des femmes correspondrait au prolétariat. Dans ce contexte, avoir été assigné de force au genre féminin, et transitionner vers la classe des hommes reviendrait à quitter sa condition de prolétaire pour rejoindre une meilleure classe sociale économique. Les définitions des classes de genre et des classes économiques en témoignent :
– on attribue aux hommes les caractéristiques suivantes : « fort », « directeur », « sérieux », « volontaire », « rationnel » et « déterminé » ;
– on attribue aux femmes les caractéristiques suivantes : « passive », « attentive », « attentionnée », « émotionnelle » et « superficielle » ;
– on attribue aux membres de la bourgeoisie des caractéristiques telles que la réussite, l’entreprenariat, la prise de décision intelligente, la bonne gestion du risque ;
– on attribue aux membres du prolétariat des caractéristiques telles que la passivité, l’absence d’initiative, la fainéantise.
On peut également rappeler que la seule caractéristique de la bourgeoisie, c’est d’avoir eu l’opportunité de naître avec un capital, au même titre que la seule caractéristique des hommes cis est d’avoir été assigné homme à la naissance, et de l’être resté. Ainsi nous avons dans ces deux situations une classe qui s’est construite sur la domination et la captation du travail d’une autre, et dont l’accès est verrouillé puisque la classe sociale dominante n’est accessible que par droit de naissance.
Revenons à nos moutons trans : quel parcours opère alors un homme trans et pourquoi est-ce si compliqué pour lui d’admettre qu’il fait partie de la classe sociale des hommes ? Nous, hommes trans naissons assignés de force à la classe des femmes. Comme toute personne appartenant à une classe sociale dominée, cela implique de subir des violences : nombreux sont les hommes trans ayant connus des violences sexuelles, domestiques, etc. ou simplement à avoir connu les brimades et humiliations quotidiennes que les hommes réservent aux femmes. En transitionnant, nous passons petit à petit dans la classe sociale des hommes. Ainsi, l’acquisition d’un passing, de papier en règles, etc. nous permet de nous débarrasser progressivement des violences sexistes que nous vivions pré-transition. Cependant, et c’est important, la classe sociale des hommes ne nous attend pas les bras grands ouverts : les parcours de transition durent plusieurs années, périodes durant lesquelles nous sommes toujours régulièrement victimes de violences, et même lorsque tout est réglé, fait est que n’importe quel écart à la masculinité est réprimé : voix trop aigu, traits trop lisses, présence d’une vulve, comportement « pas assez viril », homosexualité, etc. Dans une société hiérarchisée, un déclassement social est toujours plus rapide qu’une promotion sociale. Il suffit aux femmes trans d’afficher le moindre signe de féminité pour être immédiatement et violemment déclassées alors que les hommes trans devront faire un énorme travail d’invisibilisation de leur transitude pour être tolérés dans la classe sociale des hommes. Envisager que nous bénéficions de la même position sociale que les hommes cis, revient à imaginer que Bernard Arnault inviterait Philippe Poutouà dîner demain si celui-ci gagnait au loto.
Proposer cette vision nuancée des parcours de transition n’a pas pour objectif de valider les discours libéraux à la Paul Preciado sur l’appartenance à vie des hommes trans à la classe des femmes : au contraire ! S’il est admis que nous n’atteindrons jamais complètement la classe des hommes,nous devons également prendre en compte le fait que nous faisons l’expérience d’être des transfuges de classe en ascension sociale. Plutôt que de nous reposer sur notre condition passée pour nous dédouaner d’être des hommes, nous devons admettre que notre transition nous permettra d’accéder à une meilleure condition sociale, là où nos consœurs trans glissent vers une classe sociale dominée et exploitée. Les travaux d’Emmanuel Beaubatie montrent d’ailleurs comment cette différence de changement de classe se manifeste. Selon ses observations, les femmes trans sont violemment stigmatisées dès les premiers signes d’appartenance au genre féminin, là où les hommes trans sont plutôt épargnés, ce qui a un impact direct sur les parcours de transitions : les hommes trans transitionnent globalement plus jeunes que les femmes trans. Sans rentrer plus en détail dans ces travaux, on comprend ici l’enjeu de reconnaître la position plus avantageuse des hommes trans par rapport à celles des femmes trans et ainsi, pourquoi les discours nébuleux des milieux queer créent une crispation légitime chez nos sœurs trans. Il est par exemple fréquent pour beaucoup d’hommes trans de crier au manque de visibilité dans la société, mettant en avant la présupposée hypervisibilité des femmes trans4. Mais peu reconnaissent par exemple que cette hypervisibilité a un impact négatif sur la vie des femmes trans. Comme Julia Serano l’analyse dans son ouvrage«Manifeste d’une femme trans5», les femmes trans dans les médias sont systématiquement représentées comme pathétiques ou usurpatrices. Ces représentations véhiculent l’image de femmes trans prédatrices ou au contraire d’objets dont on peut disposer, que l’on peut maltraiter. En clair cette hypervisibilité alimente le climat de violences à l’encontre des femmes trans. Par ailleurs, comme le souligne Emmanuel Beaubatie, si les femmes trans sont surreprésentées dans les médias, elles sont par contre largement sous-représentées dans les études scientifiques, la littérature médicale etc. au profit des hommes trans. Avec une analyse complète de la situation, peut-on vraiment prétendre à une invisibilité des hommes trans au profit des femmes trans ?
- Séparer l’identité sociale de l’identité individuelle
Une fois cette analyse de la position sociale des hommes trans en tant que classe posée, il est possible d’aborder le besoin pour beaucoup d’hommes trans de se démarquer à tout prix de cette classe. Cela implique de se poser cette question : pourquoi tant d’hommes trans refusent d’admettre qu’ils sont des hommes comme les autres ? Les pistes de réflexions que nous tentons d’offrir ici sont complètement subjectives, elles ne sont étayées ni par des recherches scientifiques, ni par des concepts déjà posés (à notre connaissance). Elles sont le fruit d’une réflexion sur notre expérience d’homme trans dans l’espace public mise en perspective avec les discours entendus sur les aspirations individuelles.
Il est fréquent qu’on nous dise que nous autres,hommes trans,sommes des hommes à part puisque nous ne bénéficions pas des privilèges réservés aux hommes cis ET que nous avons fait l’expérience de leurs violences par le passé, ce qui nous empêcherait de répéter ces violences sur les femmes. Ces principes idéologiques trouvent un écho chez beaucoup de féministes qui incluent les hommes trans dans leurs analyses sur les violences sexistes. A l’inverse, selon d’autres analyses, si les hommes trans sont des hommes, alors « pour respecter leur genre », on doit considérer que subir des violences sexistes est un dommage collatéral de leur transsexualité, une expression comme une autre de la transphobie. Ces violences sont alors interprétées alors comme équivalentes à ce que connaisse les hommes cis gays.
Mais est-ce vraiment pertinent de prétendre que les hommes trans n’ont JAMAIS été assignés à la classe des femmes ? Certaines analyses sur les violences sexuelles tentent de justifier les violences faites aux femmes en leur attribuant un motif punitif. La pluralité des témoignages de victimes indiquent que cela ne tient pas la route : les hommes considèrent qu’ils disposent du corps des femmes, ainsi ils violent pour un panel de motifs allant de « ils avaient envie » à « les femmes il faut les secouer un peu pour les convaincre ». Même les viols correctifs sont plutôt justifiés par le discours de vouloir « convertir » les femmes que de vouloir les punir à proprement parler. Ces violences répondent à l’idée que les femmes auraient « besoin » des violences sexuelles car elles ne savent pas ce qui est bon pour elles. Les violences sexuelles contre les hommes répondent quant à elles plutôt à cette volonté de les punir : les violences sexuelles homophobes n’ont pas pour but de convertir les homosexuels mais de les punir de leurs pratiques. Quant aux violences sexuelles dans la communauté gay, elles punissent souvent une attitude attribuée à la victime (victime trop folle, trop féminine, pas assez expérimentée, etc.).
Lorsque l’on se penche sur les récits des hommes trans à propos des violences sexuelles vécues, on constate qu’elles obéissent davantage au processus d’objectification qu’à celui d’une punition. Ces violences pré-transition sont souvent le résultat direct d’une assignation forcée à la classe des femmes. Toutefois, même post-transition, on retrouve des violences sexuelles découlant du processus d’objectification : imposition de la pénétration vaginale, attouchements non consensuels sur des parties du corps « genrées » (seins, clitoris, vulve, vagin). Ainsi, ces agressions sont davantage la conséquence de nos corps perçus comme « disponibles », « objectifiables », qu’une volonté de nous punir de ne pas être des hommes cis.
Cette menace d’être toujours ramené à un objet a évidemment un impact direct sur notre capacité à jouir de notre vie au sein de la classe sociale des hommes. Ainsi, nous savons que nous n’avons pas le même vécu que les hommes cis homosexuels puisque avoir une relation sexuelle avec un homme cis homosexuel peut nous ramener à des vécus similaires à ceux que nous avions lorsque nous étions assimilés de force à classe des femmes. De plus, nous constatons très bien en début de transition, ou lorsque nous sommes dans des cercles sociaux nous ayant connu pré-coming out, que nous ne bénéficions pas des mêmes égards que ceux réservés aux hommes cis. Ainsi l’assignation forcée reste présente dans notre quotidien, à un degré plus ou moins envahissant. Cela dit, il s’avère important de dissocier notre vécu individuel et notre vécu de classe en nous posant toujours la question du pendant féminin de notre classe : être un homme trans présente ses difficultés mais être une femme trans en présente plus, être un homme trans gay présente ses difficultés mais être une femmes trans lesbienne en présente plus, être un homme trans racisé présente ses difficultés mais être une femme trans racisée est une condition particulièrement précaire, etc.
Il est aussi possible d’analyser les résistances d’un certain nombre d’hommes trans à s’éloigner des espaces non-mixtes par la connaissance de leurs pratiques politiques de résistances pré-transition. Nombre d’entre nous se sont identifiés comme « lesbiennes » avant notre transition. Au-delà d’une attirance sexuelle, nous nous sommes construits dans les milieux féministes et c’est grâce à cela que nous avons trouvé les outils pour survivre dans une société hétéro-patriarcale6. Le féminisme est donc pour un certain nombre d’entre nous constitutif de notre pratique politique, de notre vision du monde et de nos espaces de sociabilité. Transitionner, c’est donc accepter d’être moins légitime qu’auparavant dans ces espaces et ces luttes politiques. C’est également se rendre compte que nos modes de relations intimes aux femmes changent : exotisation ou fétichisation des hommes trans sont monnaie courantes. Les milieux féministes et/ou lesbiens dans lesquelles nous relationnions sans trop de problèmes pré-transition ne sont pas si safe pour les hommes trans : nous sommes parfois considérés par principe comme aussi trash que les hommes cis ;il arrive également que nous soyons seulement perçus comme des butch encore plus masculines ;il est également courant – quand tout va bien – qu’on ne nous considèrent pas vraiment comme des hommes, mais qu’à l’inverse – en cas de problème – on n’hésite pas à nous traiter comme le pire des hommes cis , etc. Face à ces difficultés de positionnement, il est important qu’en tant qu’homme trans, nous réussissions à sortir de nos problématiques individuelles pour analyser ces espaces politiques en tant qu’outils politiques.
Au-delà de nos relations interpersonnelles au sein des espaces dans lesquels nous militions, se pose aussi la question de l’espace que nous y occupions et de la nouvelle place que nous devons y trouver. Nous avons traité précédemment le sujet de la non-mixité, mais force est des constater que même dans les espaces mixtes, notre place d’homme trans ne peut être similaire à celle que nous occupions quand nous étions perçus comme des femmes. Les espaces féministes sont construits par et pour les femmes, autour de problématiques qui touchent les femmes dans leur ensemble. Si certains sujets peuvent aussi concerner les hommes trans, nous devons absolument intégrer le fait que notre place dans ces luttes n’est plus sous les projecteurs. Le cas de la lutte pour le droit à l’avortement est un exemple parfait pour illustrer cette problématique : on voit fleurir des slogans pseudo inclusifs qui pour ne pas « discriminer » les hommes trans se basent non pas sur le genre mais sur l’appareil génital7. En procédant ainsi, les hommes trans sont inclus au centre de la lutte, au détriment des femmes trans qui sont pourtant directement concernées par l’ensemble des luttes féministes, y compris par les répercussions des attaques sur l’IVG. Faire de la lutte pour le droit à l’avortement une problématique reposant uniquement sur un utérus fonctionnel, c’est nier l’ensemble des enjeux qui se jouent autour du contrôle du corps des femmes. Dans un monde où les femmes sont sous payées et exploitées professionnellement au motif qu’elles ne sont pas des ressources fiables car elles risquent la grossesse, à quoi ressemblerait la vie professionnelle de l’ensemble des femmes si l’IVG était aboli ou soumis à des conditions plus drastiques ? Comment peut-on se limiter à la question de la grossesse non désirée alors que c’est la valeur de la vie des femmes qui est dénigré par les attaques contre l’IVG ? Pour résumer, oui, il apparaît légitime que les hommes trans puissent participer aux actions de protection du droit à l’avortement, par conviction mais aussi pour être acteur dans la protection de nos droits. Cela dit militer ne veut pas forcément dire être au centre du sujet ; ce qui peut paraître paradoxal pour des personnes qui, avant leur coming-out, avaient l’habitude d’y être par défaut.
Il nous paraît également urgent de mettre fin aux rhétoriques qui placent en symétrie les vécus des femmes et des hommes trans. Elles sont, pour des raisons compréhensibles, la source de crispations indépassables. Pourtant, que les hommes trans refusent d’être assimilés à la classe des hommes cis, car leur parcours ne leur permettra jamais réellement d’avoir le confort de vie de ces derniers, ne nous parait pas être un affront fait aux femmes. Il est à noter d’ailleurs qu’au même titre que la classe des hommes cis n’est pas homogène, l’élévation sociale des hommes trans est toute relative selon la race sociale, l’orientation sexuelle, etc. Ainsi dans un contexte où les masculinités racisées sont institutionnellement réprimées, transitionner peut mener à davantage de répression policière, de contrôles au faciès, de discriminations à l’embauche, etc.8Cela rend le discours sur l’acquisition de privilèges masculins d’autant plus inaudible pour les hommes trans racisés. Parallèlement, cette situation inconfortable de transfuge de classe ne doit pas servir d’argument d’autorité pour nier l’existence des changements positifs dont nous faisons l’expérience. Au même titre que l’on apprécie rarement qu’une personne s’étant élevée économiquement rappelle sans cesse l’époque où elle était précaire, accepter que le fait que nous nous élevons socialement est une condition sine qua non pour apaiser les tensions. Notre situation est donc dans l’ensemble plus enviable que celle de nos sœurs trans faisant l’expérience d’une dégradation de classe qui trouve son expression notamment dans la transmisogynie. Ainsi, pour ce qui est de la question de notre place dans les milieux féministes, peut-être serait-il préférable d’arrêter de considérer que celle-ci nous est due et de se rappeler que celle de nos camarades est régulièrement remise en question alors qu’elle est absolument légitime.
Du point de vue du parcours individuel, c’est très certainement cette position d’entre deux entre la classe des hommes vers laquelle nous transitionnons et la classe des femmes à laquelle nous nous sentons cantonnés, qui pousse beaucoup d’hommes trans à poursuivre l’idéal de « redéfinir la masculinité ». On voit donc fleurir discours, projets et conférences sur le thème de la construction d’une alternative à la « masculinité toxique », sans pour autant pouvoir définir précisément ce qu’est la masculinité toxique, ni même ce qu’est la masculinité. Mais si, comme nous l’avons évoqué précédemment, on envisage les classes de genre comme des classes sociales, on s’aperçoit qu’au même titre que projeter de développer une « bourgeoisie bienveillante » est risible, construire une masculinité non toxique est un non-sens. Définir la masculinité sans tomber dans l’écueil classique de l’essentialiser est impossible puisque la masculinité n’existe que par sa domination de la féminité. En effet, soit on considère que la masculinité est un ensemble de caractéristiques spécifiques, auquel cas on donne du crédit à l’idée patriarcale selon laquelle par essence les hommes sont naturellement faits pour diriger et les femmes sont naturellement faites pour materner, soit on admet qu’est masculin quiconque fait partie de la classe des hommes et qu’est féminin quiconque fait partie de la classe des femmes, et que la séparation entre ces deux classes est une construction sociale visant à favoriser les hommes au détriment des femmes. Or, nous avons abordé à plusieurs reprises le fait que les hommes trans étaient dans une position sociale favorisée par rapport aux femmes trans. Vouloir construire à soi tout seul une masculinité non toxique est une chimère. C’est confondre son identité individuelle : je suis un homme qui aime cuisiner, qui est homosexuel, qui n’a rien de très viril, je fais donc tâche au sein de ma classe ; avec son identité de classe : je suis vu comme un homme, et donc mon expérience de l’espace public est plus positive que celle d’une femme.
3. Conclusion
Les personnes trans connaissent un décalage au niveau de leur classe sociale, puisqu’elles n’appartiennent ni à une classe sociale « trans », ni à d’hypothétiques classessociales« homme trans » et « femme trans », mais bien aux classes sociales hommes et femmes tout ayant conscience de ne pas y être accueilliEs à bras ouverts.
Qu’on se le dise : personne ne prétend que les personnes cis exploitent les personnes trans, comme on pourrait l’observer dans d’autres situations de domination. Toutefois, nous constatons une volonté d’ignorer les problématiques touchant les personnes trans. Qu’il s’agisse des réactionnaires qui, par volonté de nous annihiler, nient ou psychiatrisent nos existences ou de nos « alliéEs » qui invisibilisent nos parcours, refusent de prendre en compte les problématiques spécifiques à la transsexualité, envahissent les discussions politiques internes à la situation sociale « trans », nous attribuent des comportements caricaturaux, etc.
Même si, comme nous l’avons évoqué précédemment, hommes trans et femmes trans ne vivent pas les mêmes transitions et n’ont pas les mêmes positions sociales, cet écart social n’est pas le seul motif pour lequel nous n’arrivons pas à nous organiser entre personnes trans. En effet, la grande précarité qui nous frappe et l’isolement social qu’elle induit est un frein aux développements de nos luttes.Par ailleurs, nombre d’entre nous, une fois leur transition terminée, ne souhaitent pas garder de liens avec les espaces trans, par volonté de ne plus être renvoyéEs à cette période particulièrement difficile qu’est la transition. Les seules occasions que nous avons de nous retrouver en « non-mixité trans » sont les espaces de care (associations, groupes de parole, groupes de santé communautaire, etc.) où nous tentons de contrer la précarité et l’isolement. Si ces espaces sont essentiels, il serait temps que nous nous retrouvions également ensemble pour construire nos luttes politiques. Hommes trans et femmes trans ont un certain nombre d’intérêts communs et donc, de luttes à mener ensemble.
[1] TERF : Trans-Exclusionary Radical Feminist
[2] Voir le paragraphe « Séparer l’identité sociale de l’identité individuelle »
[3] Même s’il serait intéressant de nuancer cela avec l’idée de « socialisation différenciée » : nous ne sommes pas des hommes et des femmes ayant été auparavant des femmes et des hommes, nous avons une expérience d’hommes ou de femmes trans y compris dans l’enfance et l’adolescence.
[5] Julia Serano, Manifeste d’une femme trans et autres textes, Tahin Party, 2014
[6] Il est à noter que ces considérations sur la position sociale des hommes trans agitent surtout les milieux queers / féministes dans lesquels la question de la construction du genre présente un enjeu. Ces problématiques ne sont pas forcément partagées ou considérées par des personnes trans évoluant en dehors de ces milieux militants spécifiques.
[7] Par ailleurs, nous sommes nombreux à ne pas forcément bien vivre le fait d’être renvoyés à notre utérus…
[8] Voir les travaux de Joao Gabriel sur le sujet : https://joaogabriell.com/